Cette semaine j'ai le plaisir de vous partager un article écrit par Marc-André Laferrière, étudiant au baccalauréat en science politique à l'UQAM.
Le droit des peuples
à disposer d’eux-mêmes, notion centrale de l’idéalisme
wilsonien qui s’impose dès la fin de la Première Guerre mondiale.
À cette époque, les Américains triomphent, leur miroir leur envoie
une image d’eux-mêmes des plus flatteuses : ils sont les
grands défenseurs de la liberté humaine, les promoteurs de la
justice universelle et de l’anticolonialisme. Pour eux, un peuple
qui en domine un autre est une aberration morale, et les valeurs
portées par l’Amérique ne sauraient accepter pareille infamie…
Pourtant, près de
vingt ans après les discours inspirés du président Wilson, on voit
émerger du granite du mont Rushmore les visages de quatre des
présidents les plus implacables lors de ce qu’on a appelé les «
Guerres Indiennes ». Pour les siècles à venir, au cœur même des
terres sacrées du peuple sioux, les visages de George Washington,
Thomas Jefferson, Abraham Lincoln et Théodore Roosevelt rappelleront
chaque jour aux Indiens le poids de leur déroute. On leur avait
promis ces terres du Dakota par traité, mais, comme le souligne
l’historien Howard Zinn dans son célèbre ouvrage Une
histoire populaire des États-Unis,
«les
différentes administrations américaines ont conclu au-delà de
quatre cents traités avec les Indiens et les ont tous violés, sans
exception.» L’injure
est d’autant plus amère que le sculpteur du mont Rushmore, Gutzon
Borglum, était un suprématiste blanc affilié au Ku Klux Klan.
La
revanche des Natives
Dès lors, les
Indiens songent à une riposte : à un symbole ils répondront
par un symbole. Si les célèbres visages présidentiels en imposent
par leur stature – ils font 18 mètres de haut – le monument
qu’ils allaient ériger surpasserait Rushmore au point de lui
porter ombrage. C’est ainsi que les Sioux allaient inviter un
sculpteur natif de Boston et d’origine polonaise, Korczak
Ziolkowski, à tailler dans une autre montagne des Black Hills, à
quelques kilomètres à peine de Rusmore, l’image du grand chef des
Lakhotas – tribu du peuple sioux – célèbre et admiré pour son
courage au combat contre les troupes américaines : Crazy Horse.
Un
héritage immortel
Les travaux ont
débuté en 1948 et devraient se terminer… d’ici une cinquantaine
d’années. Pour l’anecdote, Korczak Ziolkowski, décédé en
1982, croyait finir son œuvre en moins de 30 ans… Si on mesure la
grandeur d’une civilisation par l’envergure de ses monuments, le
peuple sioux figurera sans doute au panthéon des grandes
civilisations : une fois achevé, il s’agira de la sculpture
la plus imposante du monde. Elle fera 195 mètres de long pour 172
mètres de haut et, à lui seul, le visage de Crazy Horse, inauguré
en 1998, mesure 27 mètres de haut.
Si l’on se
souvient, encore aujourd'hui, de l’Égypte des pharaons, c’est
que leurs pyramides avaient l’étoffe qu’il fallait pour
traverser les millénaires. Ainsi, même si toute comparaison entre
la civilisation égyptienne et celle des Indiens d’Amérique reste
impossible, Crazy Horse, comme le Sphinx, possède toutes les
qualités requises pour subjuguer historiens et archéologues du
futur : par ce monument, le peuple sioux s’est donné
l’assurance qu’on ne l’oublie jamais.
L’image ci-dessus,
exposée au centre culturel du Crazy
Horse Memorial,
représente le projet tel qu’il sera une fois achevé. Le chef
indien, qui chevauche un Mustang, pointe vers l’Est, là d’où
est venu l’envahisseur. Derrière lui, un poème gravé en lettres
géantes rappellera à la postérité le triste sort qui fut celui
des Natives.
Le complexe abritera
un immense centre éducatif et culturel destiné à redonner aux
Indiens la place qu’ils méritent en terre d’Amérique. Ceux-ci
auront accès aux études supérieures par l’entremise de la
University
and Medical Training Center for the North American Indian,
et auront l’occasion, grâce à l'Indian
Museum of North America,
de transmettre l’histoire de leur civilisation autrement que par la
lecture qu’en font leur conquérant.
Ci-haut, le monument
en cours de construction tel qu’il se présente aujourd’hui. Les
travaux d’extraction actuels s’attèlent à la tâche de sculpter
les contours de la future tête de cheval.
De
l’autodétermination des Sioux
La plupart des
hommes blancs qui ont eu à côtoyer les Sioux ont reconnu en eux un
peuple d’une grande fierté, une réputation qui ne semble pas
surfaite : lorsque le gouvernement fédéral a proposé une aide
financière à la Crazy
Horse Memorial Foundation,
il fit face à un net refus. Le projet s’autofinance par des dons
privés, par des frais d’accès au site – entre un et deux
millions de visiteurs annuels – et par la vente de souvenirs.
Aussi, on fait le commerce d’échantillons de pierres tirées de la
montagne. Le touriste peut ainsi se procurer un caillou de la
grosseur d’un pamplemousse pour la modique somme de un dollar. En
1985,
on avait déjà extrait huit millions de tonnes de granite… le
vendre aux visiteurs relève du coup de génie.
The past is in
our hearts
Aujourd’hui, les
Guerres Indiennes ne sont plus qu’un lointain souvenir dont la dure
réalité est soigneusement gommée par la plupart des livres
d’histoire. Le citoyen américain paraît serein face à son passé.
Pour lui, la conquête de l’Ouest représente un événement
glorieux, l’expression d’une « destinée manifeste ». Mais sur
le site inachevé de Crazy Horse, lorsqu’il termine la lecture du
poème qu’on gravera bientôt dans la pierre, il suffit de
l’observer pour mesurer combien ses certitudes peuvent faillir. Lui
qui riait et s’exprimait d’une voix forte – proud
to be American
– se fait soudain humble et silencieux. Son visage assombri parle
de lui-même : en son cœur l’idéalisme wilsonien est
fissuré.
When the course
of history has been told
Let these truths
here carved be known :
Conscience
dictates civilizations live
And duty ours to
place before the world,
A chronicle which
will long endure.
For like all
things under us and beyond
Inevitably we
must pass into oblivion.
This land of
refuge to the stranger
Was ours for
countless eons before :
Civilizations
majestic and mighty.
Our gifts were
many which we shared
And gratitude for
them was known.
But later given
my oppressed ones
Were murder, rape
and sanguine war.
Looking east from
whence invaders came,
Greedy usurpers
of our heritage.
For us the past
is in our hearts,
The future never
to be fulfilled.
To you I give
this granite epic
For your
descendants to always know –
‘’My
lands are where my dead lie buried.’’
Marc-André Laferrière
Les
photos qui coiffent ce texte ont été prises par l’auteur en
juillet 2012.